samedi 7 février 2015

De la répartition des postes dans un atelier

Je suis ouvrier depuis plus de 10 ans maintenant. Je bosse dans l'atelier de découpe et conditionnement d'un abattoir de volailles. Cela représente de 60 à 70 ouvriers, selon la période de l'année. J'ai déjàcommencé laborieusement à décrire mon métier dans quelques récits fictionnés. Mais il y a un point, parmi tant d'autres, que je n'ai jamais encore pu aborder. Le fait que la répartition des postes dans l'atelier soit lié au genre.

La toute première fois que j'ai prêté attention à ce point c'était en découvrant la feuille donnant la liste d'une équipe pour un Samedi. Dans l'agro-alimentaire les jours fériés sont bien souvent "rattrapés" le samedi suivant ou précédent. La liste des samedis travaillés est établi dès le mois de janvier par la direction, normalement après consultation des élus du CE. Le plus souvent il n'y a pas assez de travail pour faire travailler tout l'atelier. Les chefs d'atelier font donc tourner l'effectif pour que chacun ne travaille qu'une fois sur 2. Le mercredi ou le jeudi précédent un samedi figurait sur  le bureau des chefs d'atelier une liste des gagnants. A la fin de la liste figurait en toute lettre "1H/ 1F". Il manquait deux personnes sur la liste qui devrait donc être complété en appelant des intérimaires. Sachant à quel poste cela correspondait, le chef d'atelier avait spécifié le genre recherché.

Dans notre atelier il y a une majorité de postes qui sont attribués en fonction du genre. Les postes considérés comme physiques ( tel que l'accrochage des poulets morts sur la chaine de découpe, déplacer des palettes, soulever des bacs...) sont attribués exclusivement à des hommes. Les postes considérés comme réclamant de la dextérité, de la méthode sont attribués à des femmes. 

Ceci pourrait apparaitre comme un simple partage tacite. Il n'apparait d'ailleurs bien sûr dans aucun document écrit.  Les quelques occasions où j'ai pu évoquer ce fait avec des collègues, voire avec des élus du personnel, j'ai eu plus ou moins droit à des moues interloqués de personnes surprises que je puisse m'arrêter à de tels détails.

Cette répartition a pourtant des conséquences concrètes qui ne sont nullement anodines. Dans mon atelier, pour 5 postes de conducteurs de lignes, il n'y en a jamais eu qu'un seul qui soit occupé par une femme. Une de mes collègues déplorait un jour le fait qu'elle avait demandé à la chef d'atelier si elle pourrait passer conductrice de ligne sur la Ligne Cello. Celle ci lui a répondu que malheureusement ceci ne serait pas possible parce que cela impliquait le port de charges, c'est à dire de bacs de poulets. Les deux avaient pris ceci comme un état de fait. 
Les postes de conducteurs de lignes peuvent donc être occupés aussi bien par des titulaires que par des CDD ou des intérimaires, du moment que ce soit des hommes. Pourtant le port de charges lourdes chaque jour sur une longue durée entraîne aussi bien pour les hommes que pour les femmes de graves problème de dos ( scoliose, lumbago...). La répartition H/F semble avoir relégué cette question de la pénibilité des postes, il n'y a pas tant besoin de rendre un poste moins pénible que d'avoir un homme pour l'occuper. De ce fait les hommes auront la priorité sur les problèmes de dos tandis que celles ci auront des problèmes de canal carpien. Chacun sa douleur.

       Par contre une femme se retrouvera beaucoup plus souvent sur un poste à la chaîne. Cela signifie qu'elle ne peut normalement se déplacer. Lorsqu'un salarié à la chaîne veut quitter son poste pour aller aux toilettes, il doit se faire remplacer. Chaque matin et chaque après midi  le conducteur de ligne va donc demander à une ouvrière sur une autre ligne de bien vouloir remplacer une par une les ouvrières de son unité de production durant quelques minutes pour qu'elle puisse aller pisser. Au contraire plusieurs des postes occupés par des hommes ( conducteurs de lignes, chargé de vider les frigos...) n'étant pas directement sur la chaine, ceci leur donne une marge de manoeuvre pour se déplacer et choisir à quel moment aller aux toilettes. Il faut n'avoir jamais travaillé à la chaîne pour ne pas saisir à quel point ceci est appréciable. 

           Il y a quelques années la direction avait réfléchi à une série de modification dans l'organisation des ateliers. Il se trouve que certains ateliers se retrouvent parfois en sous activité pour tel ou tel raison (manque de produit, manque de commandes). La direction prévoyait d'opérer des formes de rotations d'un atelier vers un autre pour éviter que des heures soient perdues. Je vous passe les détails, d'autant que je m'en souviens très peu. Lorsqu'un cadre est venu présenter la nouvelle organisation à notre atelier ce sont les femmes qui ont porté la critique et qui ont débrayé dès le lendemain. Les hommes, dont j'étais, avaient gardé une forme de réserve devant ce projet dont nous ne distinguions pas les implications.


Il y a quelques jours je discutais avec des amies d'initiatives ( salons ou autres) qui existent spécifiquement en faveur des filles pour les encourager à accéder aux carrières scientifiques. Il y a souvent des hommes pour s'interroger sur la nécessité de tels initiatives. Ma modeste expérience me conduit à penser que laisser faire l'ordre naturel des choses aboutit à des résultats précis.

1 commentaire :

  1. Bonjour. Je viens de lire votre tribune publié me dans Libé sur cette fameuse « heure » et de parcourir votre blog. J’ai une interrogation en tête (n’y voyez ni malice ni intention polémique) : qu’est-ce qui, si on regarde votre bagage intellectuel, vous conduit à rester ouvrier ? Pourquoi vos capacités d’analyse et d’expression ne constituent-elle pas un levier d’évolution professionnelle et d’émancipation, au moins partielle, de ce lien de subordination que vous décrivez ?
    Cordialement.

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