dimanche 30 novembre 2014

L'accroche

Avertissement cet article comporte des scènes de Description d'un abattoir 

Récit avec épisodes multiples

(Quand il se raconte, le réel est une fiction commme une autre)

L'année suivante je représentais ma candidature pour travailler l'été, dans la même usine. Je fus repris, dans le même atelier.  Le premier jour je pris la peine de rassurer les deux collègues qui arrivaient en même temps que moi et pour qui c'était le premier jour, en mode «  T'en fais pas. Ce n'est qu'un boulot pénible, long et chiant ». Au bridage je retrouvais presque mes aises. Les cadences à 1 000 dindes à l'heure pour les gros calibres à 8 kg qui pouvait s'accélérer jusqu'à 1 600 quand on passait sur de petits calibres.L'abattoir poulet lui, pouvait monter jusqu'à 7 000 poulets/ heure et tournait d'ordinaire à 5 000.

Un lundi matin au bout d'une heure de travail,  le chef arriva au bridage «  Il me manque un homme à l'accroche. Je te prends à la place ». Comme d'habitude ce genre de remarque laissait assez peu de chance à la négociation. Je le suivis au vestiaire. On me gratifia de deux tenues " pour que tu puisse te changer à la pause". Un collègue enfilait une sorte de gilet à scratch. Je lui demandais pourquoi il avait besoin d'un gilet pare-balles pour travailler dans une usine. 
" Andouille. C'est un corset "

Lorsque nous traversâmes la cour, harnaché de larges tabliers nous couvrant jusqu'au pied et de masques sur la bouche on était à peu près au point de vue swaggance au niveau d'un Western de F3 Bretagne, un peu de bruine, le cri des mouettes, l'image du Mont Saint Michel au fond.

C'était un grand hangar avec de chaque côté des rampes électrique. Nous grimpâmes tous les 4. Un camion entra dans le hangar. Il transportait 4 rangées de clapiers remplis de dindes. En voyant la gueule des clapiers je murmurais qu'elles étaient quand même bien serrées. Mon collègue déclara qu'il avait moins de place pour ranger ses pompes qu'il n'y en avait dans ce casier. Patrick appuya sur un bouton et la rampe monta au niveau de la dernière rangée. Chacun se pencha légèrement pour ouvrir le clapier en face de lui puis avança la main et saisit aussitôt une dinde par les pattes pour l'accrocher sur la chaîne. Il ne me restait plus qu'à faire pareil. Il fallait opérer rapidement pour éviter que la bestiole apeurée ne vous coince les mains en pliant ses pattes ou ne vous frappe par ses coups d'ailes. Tout ceci avec le glougloutement des volatiles mais aussi les odeurs, beaucoup lâchaient tout ce que contenait leurs entrailles. Ça sentait la volaille, la merde. Tout cela vous remontait aux narines avec de la poussière et des plumes. Je tentais de rajuster mon masque. Au bout de 10 secondes j'avais de la buée sur les lunettes, en plus de la poussière. Et il fallait pourtant tenter de prendre le rythme. Au bas du camion le chef gueulait parce qu'il y avait des trous sur la chaîne. Je me battais. Contre les dindes, la poussière, la cadence, l'odeur, cette sensation de ne rien contrôler et de n'avoir que des gestes malhabiles qui manquaient à chaque fois leur cible. Sur une chaîne, une erreur ne se rattrape pas. Elle vous porte en arrière et en plus de devoir lutter pour ne pas se laisser de nouveau emporter il vous faudrait fournir un nouvel effort pour reprendre sa place. Peine perdue. C'était pas ma guerre. Je regardais l'horloge. J'avais déjà fait 15 minutes. Je tentais de prendre le geste. Se baisser au niveau du clapier que l'on avait ouvert, découvrir les dindes, à qui ne venait presque jamais l'idée de s'échapper, en choisir une, la saisir par les pattes, s'y cramponner fermement sans lui laisser la possibilité de vous coincer les doigts tout en se retournant vers la chaîne, d'un geste ferme l'ajouter au lot de dindes en prenant soin que les pattes aillent jusqu'au fond des crochets. Recommencer. A cette bataille de chaque instant j'étais mauvais. Mon voisin me criait que je m'y prenais comme pour tuer mon père. Je ne savais pas que ce type de sacrifice doive se faire plusieurs milliers de fois chaque jour ouvrable. A la fin de la journée je descendis de la rampe en m'étirant, découvrant  des muscles qui m'avaient toujours échappés et des douleurs correspondantes. Dans le vestiaire mes collègues, rigolards, tout en retirant tenue et corset faisaient quelques remarques goguenardes à propos de ma virilité sur laquelle il avaient quelques doutes. Cela leur paraissait d'une certaine importance. Pour ma part je n'avais envie que d'un rocking-chair, du vinyle de Brel à l'Olympia et de mes 40 annuités de retraite.

Je sortis de l'usine bien plus tôt que le collègue qui me ramenait d'habitude. J'étais bien trop vanné pour prendre la peine de l'attendre. Je me mis à faire du pouce. Une voiture s'arrêta. Je grimpais. Installé confortablement sur mon siège je n'avais plus envie que d'une sieste. Malheureusement en plus de conduire mon chauffeur voulait discuter. Il m'arrache quelques réponses sur le fait que oui je travaillais bien à l'usine. Il compatis à mon malheur durant tout le voyage. Il était enseignant et n'avait jamais travaillé en usine mais avait vu quantité de reportages sur le sujet et cela lui permettait visiblement d'avoir beaucoup à dire. Je l'écoutais d'une oreille distraite en luttant contre le sommeil.  " Vous savez, en Bretagne quand on ne trouve pas de travail on va à l'usine. C'est comme çà " Me voir dodeliner de la tête devait paraître un acquiescement. Arrivé à l'entrée de ma bourgade la voiture ralentissant me tira de ma torpeur
" Et en plus, il doit y avoir beaucoup de racisme dans cette usine. Avec la quantité de noirs que je vois en sortir".
 Je me dressais sur mon siège, il tourna la tête 
" Euh, je vais descendre là en fait. J'ai des courses à faire dans le coin ".

 En voyant sa voiture redémarrer je soupirais, navré. J'avais bien réussi une journée de merde.

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