mercredi 1 février 2017

Ils te croiront morts, les bourgeois sont bêtes T Corbière

                   La procession remonte à ma mémoire dans cette rue du Fil qui mène de l'église au cimetière. Nous qui composons ce cortège connaissons tous cette route, les éclats de voix des enfants de l'école d'à côté, l'ancien presbytère promu au rang de local CGT et le cabinet médical qui tient maintenant lieu de mosquée, pour l'avoir chacun à notre tour déjà gravi pour d'autres enterrements. Cette fois-ci c'est pour dire adieu à un camarade dont les ambitions se bornèrent aussi à cette pancarte que nous apercevons déjà annonçant la sortie de Plougarmenez.  Lui n'aura jamais plus mon âge parce qu'une journée de plus lui coûta trop. Deux bras tendus et tremblants aussi peut-être tiennent un crucifix qui me dépasse sous le regard d'un petit bonhomme encore étonné d'être accroché sur cette croix du parvis de l'église St Colomban. Les silhouettes qui me suivent sont plus ou moins confuses dans mes souvenirs. Arrivé au cimetière nous allons passer devant la tombe de mes grands-parents, morts l'une peu après son autre, et je me demande ce que ma grand-mère aurait pensé de qui avait décidé de partir avant le temps.

    L'image de ma grand-mère attablé à la table de sa cuisine avec le Ouest-France du matin en chasse une autre. Elle dépliait son journal avec une délicatesse rituelle, tasse de café à la main. Parfois elle s'autorisait l'un de ces petits Kouign Amann qu'elle offrait souvent à ses petits enfants. Elle  nous racontait alors que si le beurre en Bretagne était salé c'était après qu'un breton se soit lamenté dans sa baratte de la perte du Mont Saint-Michel alors 
que son épouse  s'était contenté de constater que la propriété, c'est le vol. Sa lecture commençait par le survol de cette littérature verbeuse contant l’anodin fracas du monde pour en arriver à cette fameuse feuille des partants. Elle décortiquait à haute voix chaque avis de décès, recoupait avec tel ou tel, déterminait qui était de la classe et qui n’en était pas, reprisait le fil du temps qui passe. Régulièrement elle se rendait au cimetière pour voir "comment çà allait" petite silhouette tenue au chignon toujours impeccable qui saluait chaque tombe par son nom et son histoire. Sa propre mort a dû en partie lui paraître l'occasion de rejoindre enfin tous ces visages connus.

    Et cette fois ci c'était le nom de notre collègue, notre ami, notre camarade qui figurait sur ces pages et j'essaye de me rappeler comment on avait pu résumer cette vie dont nous ne pouvons toujours pas dire pourquoi elle l'avait quitté et nous manquait. Avait il pensé que ces remparts qui vous protègent, ce vernis de culture qui vous tient lieu de cocon, l'éclat de rire d'une enfant, le goût du café, la découverte d'un calvaire au détour d'un sentier, un concert de Léonard Cohen, les poésies de Tsvétaïéva, les nouvelles de Kazakov, les pièces de Tchekhov, les photos de Kolodozero, les films de Boris Barnet, de Larisa Sheptitko ou de Edward Yang, les vinyles de Nina Simone ou de Electrelane,  le militantisme qui nous offre des déceptions que rien d'autre ne procure dont celle de constater que croire porter le poids du monde ne parvient pas toujours à vous dérober à la pesanteur des choses.  Avait il pensé que tout cela s'était écroulé ou bien qu'il ne s'agissait que de mirages ?

           Peut-être aussi, me dis je, tentant de l'imaginer avec ses fines lunettes, sa silhouette de grand échalas, cette voix et cette démarche dont je ne parviens plus aujourd'hui à me rappeler, philippe était il monté sur cette chaise inconsciemment persuadé que la corde non plus ne supporterait pas ce poids qui l'écrasait. Mais parfois à force de trop tirer sur les cordes, celles ci tiennent et c'est nous qui trébuchons. Mourir, c'est se tirer d'affaire et quitter le champ de bataille. Prendre des coups est une lubie de vivants.


Ces lignes sont dédiées à celles et ceux qui les hantent et à ma cafetière qui m'a permis de les composer. 

Kouign Amann à mes condisciples de l'atelier d'écriture pour leur écoute indulgente à à Claire T et Estelle F pour leur relecture attentive




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1 commentaire :

  1. C'est sur le site de Libé que j'ai découvert votre style, entre La Nausée de Sarthre et l'étranger de Camus, c'était comme un ballon d'oxygène venus des années de Lycée, MarieAnne Barberis vous aurait adoré, et moi aussi Vous nous montrez ce qu'une société s'applique chaque jour à oublier un peu plus. Avec un talent pareil, il faut arrêter d'emballer des volailles. Écrivez, écrivez, écrivez.

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